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Une adresse IP suscite une attente raisonnable au respect de la vie privée au sens de l’art. 8 de la Charte canadienne

R. c. Bykovets, 2024 CSC 6

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[9] […] Les adresses IP ne sont pas simplement des numéros dénués de sens. En tant que lien qui relie une activité Internet à un endroit donné, les adresses IP sont plutôt susceptibles de révéler des renseignements très personnels — y compris l’identité de l’utilisateur de l’appareil — sans jamais faire naître l’obligation d’un mandat. L’activité en ligne précise associée à la fouille effectuée par l’État peut elle‑même tendre à révéler des renseignements très privés. Lorsqu’elle est mise en corrélation avec d’autres renseignements en ligne qui y sont associés, comme ceux que fournissent de leur plein gré des sociétés privées ou que recueille autrement l’État, une adresse IP peut révéler un éventail d’activités en ligne très personnelles. De plus, lorsqu’elle est associée aux profils créés et conservés par des tiers du secteur privé, les risques en matière de vie privée liés aux adresses IP augmentent de façon exponentielle. L’information que recueillent, agrègent et analysent ces tiers leur permet de répertorier nos renseignements biographiques les plus intimes. Considérée de manière normative et dans son contexte, une adresse IP est le premier fragment numérique qui peut mener l’État sur la trace de l’activité Internet d’une personne. Elle est susceptible de révéler des renseignements personnels bien avant qu’un mandat de type Spencer ne soit sollicité.

[10]  De plus, Internet a concentré cette masse d’information auprès de tiers du secteur privé dont les activités ne tombent pas sous le coup de la Charte. Ainsi, Internet a fondamentalement modifié la topographie de l’intimité informationnelle sous le régime de la Charte en introduisant des tiers médiateurs entre la personne et l’État — des médiateurs qui ne sont pas eux‑mêmes assujettis à la Charte. Des sociétés privées répondent à des demandes fréquentes des forces de l’ordre et peuvent fournir de leur plein gré toute l’activité associée à l’adresse IP demandée. Des entreprises citoyennes privées peuvent fournir de leur plein gré des profils granulaires de l’activité Internet d’un utilisateur individuel pendant des jours, des semaines ou des mois sans jamais tomber sous le coup de la Charte. Cette information peut toucher au cœur de l’ensemble des renseignements biographique d’un utilisateur et peut ultimement être reliée à l’identité d’un utilisateur, avec ou sans un mandat de type Spencer. Il s’agit d’une atteinte très grave à la vie privée.

[11] […] Bien que le droit de ne pas être importuné doive suivre l’évolution technologique, la manière de commettre un crime et d’enquêter sur celui‑ci évolue également. La facilité d’accès à Internet et l’anonymat de l’utilisateur se conjuguent pour faciliter la perpétration d’un crime et mettent à rude épreuve l’application efficace de la loi. Il est clair que la nature particulièrement insidieuse d’un grand nombre de cybercrimes, y compris la pornographie juvénile et le leurre d’enfant, pose un préjudice social grave et urgent. La police doit disposer des outils nécessaires pour enquêter sur ces crimes. De plus, lorsqu’une adresse IP (ou l’information relative à l’abonné) est clairement liée à un crime — comme elle peut manifestement l’être dans le cas de la pornographie juvénile ou du leurre d’enfant —, une autorisation judiciaire préalable est facile à obtenir. Une ordonnance de communication d’une adresse IP exigerait peu de renseignements de plus que ce que la police doit déjà fournir pour obtenir un mandat de type Spencer. Tant l’intérêt de la société à l’application efficace de la loi que son intérêt à la protection des droits à l’intimité informationnelle de tous les Canadiens et les Canadiennes doivent être respectés et mis en balance.

[12] Tout bien pesé, le fardeau qu’impose à l’État le fait de reconnaître une attente raisonnable au respect de la vie privée à l’égard des adresses IP n’est pas lourd. Cette reconnaissance ajoute une autre étape aux enquêtes criminelles en exigeant que l’État démontre l’existence de motifs pour porter atteinte à la vie privée en ligne. Cependant, à l’ère des télémandats, cet obstacle est facilement surmonté lorsque la police recherche l’adresse IP dans le cadre de l’enquête sur une infraction criminelle. La protection conférée par l’art. 8 laisserait la police suivre une activité Internet liée à ses objectifs d’application de la loi tout en l’empêchant de demander librement l’adresse IP associée à une activité en ligne non liée à l’enquête. La surveillance judiciaire enlèverait également aux sociétés privées le pouvoir de décider s’il convient de révéler des renseignements — et en quelle quantité — et renverrait la question au champ d’application de la Charte.

[13] En tant qu’élément inhérent crucial dans la structure d’Internet, une adresse IP est la clé susceptible de guider l’État dans le labyrinthe de l’activité Internet d’un utilisateur ainsi que le lien par lequel des intermédiaires peuvent fournir de leur plein gré à l’État des renseignements relatifs à cet utilisateur. Par conséquent, l’art. 8 devrait protéger les adresses IP. Cela aurait pour effet de préserver le premier « fragment numérique » et d’obscurcir la trace du parcours d’un internaute dans le cyberespace; cela aurait également pour effet de favoriser la réalisation de l’objectif de l’art. 8 consistant à empêcher les possibles atteintes à la vie privée plutôt que de circonscrire sa portée suivant les intentions déclarées de l’État quant à la manière dont il utilisera cette clé.

 Motifs dissidents aux par. 93 à 165.

 

Décision complète disponible ici  

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