Inadmissibilité en preuve d’un aveu de meurtre en raison d’une double violation du droit à l’avocat

R. c. Lafrance, 2022 CSC 32

L’obligation d’informer la personne détenue de son droit à l’assistance d’un avocat

[21] La détention s’entend de « la suspension de l’intérêt d’une personne en matière de liberté par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable de la part de l’État ». Dans le feu de l’action, il n’est pas toujours facile pour des citoyens ordinaires, qui sont peut‑être mal informés de leurs droits ou de l’étendue des pouvoirs des policiers, de savoir s’ils ont le choix d’obtempérer ou non à une demande des policiers. Une personne peut percevoir « une simple interaction de routine avec les policiers comme [l’]obligeant à obtempérer à toute demande » […]

[36]  […] dans son évaluation, le tribunal doit avoir une vue d’ensemble qui tient compte de toutes les circonstances de l’affaire et il ne devrait pas être distrait par la déclaration d’un policier qui, prise isolément, serait défavorable à la conclusion qu’il y a eu détention. Il est tout à fait possible qu’une telle assurance, donnée à un moment très précis de l’interaction avec les policiers, perde tout son sens pour une personne raisonnable mise à la place de la personne détenue une fois que l’entièreté du contact est prise en compte.

[37] […] Bien que les mots employés par les policiers puissent avoir une certaine signification pour ceux d’entre eux qui sont formés et expérimentés ou pour les personnes ayant une formation en droit ou qui connaissent déjà leurs droits et la manière de les exercer, ils peuvent avoir une signification moindre ou différente pour des personnes vulnérables qui ne connaissent pas bien leurs droits garantis par la Charte. Ce cas particulier de déséquilibre des pouvoirs entre l’État et les citoyens qui caractérise notre système de justice criminelle est exacerbé par la dynamique psychologique d’un interrogatoire policier, où même les confirmations répétées que le détenu est libre de partir peuvent ne pas être prises en compte, particulièrement par des personnes innocentes qui souhaitent se disculper de tout méfait.

[39]  En résumé : aucun facteur à lui seul, y compris une déclaration policière faite à une personne portant qu’elle n’est « pas détenue » ou qu’elle n’est par ailleurs pas obligée de coopérer ou qu’elle peut partir, ne permet de déterminer qu’il y a eu détention. Lorsqu’un tel facteur existe, il ne s’agit que d’un facteur parmi d’autres qu’un tribunal doit prendre en considération pour établir si une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se sentirait obligée de coopérer. Ce facteur ne fait pas automatiquement pencher la balance, et ne la fera peut‑être pas pencher du tout, lorsque d’autres facteurs portent à conclure qu’il y a eu détention.

[64]  Il s’ensuit que les policiers étaient tenus d’informer M. Lafrance de son droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) et de lui donner la possibilité de l’exercer, et qu’ils ont violé ce droit en omettant de le faire. […] [C]’est uniquement lorsque les policiers exécutent un mandat d’une manière qui amène une personne raisonnable mise à la place de l’accusé à croire que, dans l’ensemble des circonstances, elle n’est pas libre de partir, qu’il y aura détention. Tel était le cas en l’espèce : compte tenu du vaste déploiement de force avec lequel une équipe de policiers est arrivée au domicile de M. Lafrance, lui a donné l’ordre de s’habiller et de quitter sa maison et a surveillé chacun de ses mouvements, les policiers auraient dû reconnaître qu’une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance se serait sentie obligée d’obtempérer à leurs sommations et aurait conclu qu’elle n’était pas libre de partir. Dans de telles circonstances, les policiers auraient dû l’informer de ses droits garantis par l’al. 10b) de la Charte. […]

L’obligation d’offrir une deuxième consultation avec un avocat

[71]  […] l’al. 10b) rappelle aux policiers les limites constitutionnelles des interrogatoires des détenus. […] [C]e qui sous‑tend l’al. 10b) c’est le souci d’atténuer l’iniquité qui existe lorsque les policiers comprennent le droit de l’accusé de choisir s’il veut leur parler, mais que l’accusé ne le comprend peut‑être pas. L’élément clé pour que se réalise la garantie de traitement équitable des détenus prévue à l’al. 10b) est de leur donner accès aux conseils juridiques, car ces conseils visent à équilibrer les forces en veillant, d’abord et avant tout, à ce que les détenus comprennent leurs droits, « dont le principal est le droit de garder le silence » et, ensuite, à ce qu’ils comprennent comment exercer ces droits. Cela inclut la connaissance [traduction] « des avantages et des désavantages de coopérer à l’enquête policière, ainsi que les stratégies pour résister à la coopération si tel est le choix du détenu ».

[79] Le degré de déséquilibre entre le pouvoir des policiers et celui des détenus variera évidemment d’une affaire à l’autre, en fonction de la situation particulière des détenus eux‑mêmes. Les caractéristiques spécifiques des détenus (décrites comme des « vulnérabilités » dans le contexte de l’interrogatoire policier) peuvent influencer le cours d’un entretien sous garde. Les enquêteurs et les cours de révision doivent être conscients de la possibilité que ces vulnérabilités, qui peuvent avoir trait au genre, à la jeunesse, à l’âge, à la race, à la santé mentale, à la compréhension de la langue, à la capacité cognitive ou à tout autre facteur, combinées aux faits nouveaux pouvant survenir au cours d’un interrogatoire policier, puissent rendre inadéquats les conseils juridiques initialement reçus par le détenu, affaiblissant sa capacité de faire un choix éclairé quant à savoir s’il veut coopérer ou non avec la police. Dans de telles situations, l’arrêt Sinclair exige que l’accusé ait droit à une consultation additionnelle afin que les forces soient égales.

[87]   Le doute qui aurait raisonnablement dû naître dans l’esprit de l’enquêteur concernant le fait que M. Lafrance n’avait peut‑être pas compris ses droits et la manière de les exercer est confirmé, voire accentué, lorsqu’il est examiné à la lumière des caractéristiques particulières de M. Lafrance. Il est tout à fait plausible qu’une personne de 19 ans, n’ayant jamais été détenue ou fait l’objet d’un entretien sous garde, puisse avoir de la difficulté à comprendre ses droits, puisqu’elle ne les a jamais exercés ni même parlé à un avocat. Bien que le juge du procès ait estimé qu’il était « non dépourv[u] de discernement », comme je l’ai déjà expliqué, il était manifestement dépourvu de discernement d’une manière qui importe en l’espèce.[…]

[88] Les policiers ont violé le droit à l’assistance d’un avocat que l’al. 10b) garantit à M. Lafrance en refusant de lui permettre de consulter de nouveau un avocat en dépit du fait qu’il existait des raisons de conclure qu’il n’avait pas compris les conseils reçus au titre de l’al. 10b), même après avoir parlé avec l’avocat de l’aide juridique. […]

L’exclusion de la preuve en vertu du par. 24(2) Ch.can.

[89]  Le paragraphe 24(2) de la Charte est une disposition réparatrice : son objet est de protéger les droits garantis par la Charte en assurant des réparations efficaces à ceux dont les droits ont été violés. Qui plus est, son libellé est catégorique : lorsque des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la Charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (Le, par. 139). Le point de vue devant être adopté tout au long de l’analyse est donc celui de l’administration de la justice. […]

[97] Dans la présente affaire, il y a eu deux violations de l’al. 10b). Bien que cela ne soit pas déterminant, je suis conscient que la Cour a décrit le droit garanti par l’al. 10b) comme « [l]e principe directeur qui est sans doute le plus important en droit criminel ». Toute violation de cette disposition « porte atteinte [au] droit [du détenu] de décider utilement et de façon éclairée s’il parlera aux policiers, à son droit connexe de garder le silence et, plus fondamentalement, à la protection contre l’auto‑incrimination testimoniale dont il jouit ». Comme cela ressort clairement de l’analyse de la Cour d’appel, ces conséquences précises étaient graves en l’espèce : [traduction] « [M. Lafrance] a été amené à avouer le meurtre d’une personne sans qu’il ait eu la possibilité de discuter de manière approfondie et réfléchie avec un avocat pleinement informé des risques auxquels il était exposé ». […]

[101]  Examinées ensemble, les trois questions de l’arrêt Grant confirment que l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Il s’agissait de deux violations graves ayant une incidence tout aussi importante sur les droits garantis à M. Lafrance par l’al. 10b). Les deux premières questions militent donc fortement en faveur de l’exclusion de la preuve. En revanche, l’intérêt de la société milite en faveur de son utilisation, mais pas de manière forte. De par son effet cumulatif, la force des deux premières questions l’emporte sur l’incidence modérée de l’intérêt de la société dans la fonction de recherche de la vérité du procès criminel.

[102] Il s’ensuit que les éléments de preuve obtenus en violation des droits que la Charte garantit à M. Lafrance le 19 mars et le 7 avril doivent être exclus.

(Références omises)

Décision complète disponible ici

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