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Inconstitutionnalité de la défense d’intoxication extrême prévue à l’art. 33.1 C.cr.

R. c. Brown, 2022 CSC 18

[1] À la suite d’une fête au cours de laquelle il avait consommé de l’alcool et des « champignons magiques », Matthew Winston Brown a violemment agressé Janet Hamnett, une personne qu’il ne connaissait pas et qui n’avait rien fait pour provoquer l’agression. Au moment des faits, M. Brown se trouvait dans ce que la juge du procès a qualifié de [traduction] « délire dû à une intoxication par une substance » qui était extrême au point de « s’apparenter à l’automatisme » (2020 ABQB 166, 9 Alta. L.R. (7th) 375, par. 87). Bien que capable de mouvements physiques, il se trouvait dans un état de délire et n’avait aucune maîtrise de ses gestes. L’intoxication extrême de M. Brown s’apparentant à l’automatisme avait été provoquée par l’ingestion volontaire de champignons magiques contenant une drogue appelée psilocybine. Monsieur Brown a été acquitté à son procès. La Cour d’appel de l’Alberta a annulé ce verdict et l’a déclaré coupable de voies de fait graves, une infraction d’intention générale.

[7] […] La Couronne et les procureurs généraux intervenants nous exhortent à interpréter l’art. 33.1 comme une disposition qui responsabilise légitimement les auteurs de crimes violents en appliquant une norme de négligence criminelle qui répond aux réserves formulées par notre Cour dans l’arrêt Daviault au sujet des violations de la Charte.

[8] Mais la disposition contestée du Code criminel ne précise pas le degré de responsabilité criminelle qu’il convient d’attribuer en cas d’intoxication. L’article 33.1 n’attribue une responsabilité à l’auteur de l’infraction violente que s’il a porté atteinte à l’intégrité physique d’autrui « alors » qu’il était dans un état d’intoxication volontaire qui le rendait incapable de se maîtriser consciemment. L’article 33.1 considère l’intoxication volontaire extrême, prévisible ou non, non pas comme une faute fondée sur la négligence criminelle, mais comme une condition de la responsabilité pour l’infraction violente visée au par. 33.1(3).

[9]  Par conséquent, l’accusé risque d’être déclaré coupable de l’infraction d’intention générale en cause — dans le cas de M. Brown, de voies de fait graves — en raison d’actes accomplis alors qu’il était incapable de commettre l’acte coupable (l’actus reus) ou d’avoir l’intention coupable (la men rea) requise pour justifier une déclaration de culpabilité et une peine. Un tel individu n’est pas tenu responsable d’actes qu’il a commis dans l’exercice de son libre‑arbitre — y compris de son choix d’ingérer une substance intoxicante alors que ni le risque d’automatisme ni le risque de préjudice n’étaient nécessairement prévisibles. Au contraire, l’accusé est appelé à répondre du crime d’intention générale qu’il ne peut pas commettre volontairement ou délibérément, une infraction dont il peut être moralement innocent suivant le droit criminel ainsi que l’art. 7 et l’al. 11d). Priver une personne de sa liberté pour des actes involontaires commis alors qu’elle se trouvait dans un état s’apparentant à l’automatisme — des actes qui ne sauraient être criminels — viole les principes de justice fondamentale dans un système de justice criminelle fondé sur la responsabilité personnelle de chacun pour ses actes. À première vue, non seulement le libellé de l’art. 33.1 n’établit pas une faute constitutionnellement valide pour l’infraction visée à son troisième paragraphe, mais il crée ce qui équivaut à un crime de responsabilité absolue.

[10] Je m’empresse d’ajouter que le Parlement aurait très bien pu recourir à d’autres moyens pour réaliser ses objectifs légitimes en matière de lutte contre la violence perpétrée en état d’intoxication extrême. L’idée selon laquelle l’accusé qui se livre à des actes de violence alors qu’il se trouve dans un état d’intoxication volontaire extrême est moralement blâmable n’est d’aucune façon exclue du champ d’application légitime du droit criminel. La protection des victimes de crimes violents — surtout à la lumière du droit à l’égalité et à la dignité des femmes et des enfants qui sont susceptibles d’être victimes de violences sexuelles et familiales aux mains de personnes intoxiquées — constitue un objectif social urgent et réel. Et comme je m’efforcerai de le démontrer, il était loisible au Parlement d’adopter une disposition législative visant à tenir des personnes extrêmement intoxiquées responsables d’un crime violent lorsqu’elles ont choisi de créer le risque de préjudice en ingérant des substances intoxicantes.

[12] Le Parlement n’a ni créé une nouvelle infraction d’intoxication dangereuse ni adopté un nouveau mode de responsabilité pour des infractions violentes déjà existantes en fonction d’une norme appropriée de négligence criminelle. En toute déférence, force m’est de conclure que le chemin qu’a emprunté le Parlement en adoptant l’art. 33.1 ne respectait pas la Constitution au regard de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte. […]

[13] Les violations des droits de l’accusé par l’art. 33.1 sur le plan des principes de justice fondamentale et de la présomption d’innocence sont graves. Malgré l’objectif louable du Parlement, l’art. 33.1 n’est pas sauvegardé par l’article premier de la Charte. Les objectifs légitimes consistant à protéger les victimes de tels crimes et à tenir responsables les auteurs de ces crimes qui s’intoxiquent à l’extrême volontairement, aussi impérieux soient‑ils, ne justifient pas ces violations de la Charte, qui portent aussi radicalement atteinte aux préceptes du droit criminel. En édictant l’art. 33.1, le Parlement a créé un risque sérieux qu’une personne extrêmement intoxiquée soit déclarée coupable et punie alors que, quoiqu’elle puisse être blâmable à certains égards, elle est innocente de l’infraction qui lui est reprochée eu égard aux exigences de la Constitution.

[14] Dans le cas de M. Brown, si l’on se fie aux conclusions de fait tirées au procès, une seule conclusion s’impose. On peut très bien reprocher à M. Brown d’avoir choisi de boire de l’alcool et d’ingérer des champignons magiques avant de s’en prendre à Mme Hamnett, mais ces reproches ne sauraient engager sa responsabilité criminelle pour les voies de fait graves survenues alors qu’il était dans un état de délire s’apparentant à un automatisme. Selon la norme constitutionnelle applicable, il n’a pas commis de façon volontaire l’acte coupable de voies de fait graves, et il était incapable de former le degré minimal de mens rea requis pour pouvoir être déclaré coupable de cette infraction. À mon humble avis, lui infliger une peine dans ces circonstances, aussi exceptionnelles soient‑elles, serait intolérable dans le cadre d’une société libre et démocratique. Le droit impose à notre Cour le devoir solennel et onéreux de déclarer l’art. 33.1 inconstitutionnel (voir le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486 (« Renvoi sur la MVA »), p. 497). Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’annuler le jugement de la Cour d’appel, de déclarer l’art. 33.1 inopérant par application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 et de rétablir l’acquittement de M. Brown prononcé au procès.

Décision complète disponible ici

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