La seule inattention momentanée ne justifie pas une condamnation pour le crime de conduite dangereuse causant la mort

Bédard c. R., 2025 QCCA 729

Le fait pour un conducteur de traverser une intersection sur un feu rouge et de heurter mortellement un motocycliste, à la suite d’une simple inattention momentanée, ne suffit pas pour entraîner une déclaration de culpabilité criminelle à l’accusation de conduite dangereuse causant la mort. Une telle conduite, puisqu’elle est autrement exempte de reproche, ne justifie pas l’imposition des stigmates associés à une infraction criminelle, dans la mesure où il s’agit d’une simple distraction comme les conducteurs les plus prudents peuvent en commettre.

[7] Le 6 juillet 2022, vers 16 h 15, l’appelant circule à bord de son véhicule sur le boulevard Talbot à Ville de Saguenay en direction nord. Il traverse l’intersection de la rue des Sœurs et du boulevard Talbot bien que le feu de signalisation soit rouge. Ce faisant, il entre en collision avec un motocycliste qui vient tout juste de s’y engager. L’impact est violent. Le motocycliste meurt sur le coup. Aucune trace de freinage n’est observée sur la chaussée. L’appelant n’a pas non plus accéléré dans les instants qui ont précédé la collision. En somme, l’appelant poursuivait sa route comme si le feu était vert. Au procès, il affirme n’avoir jamais remarqué qu’il était rouge.

[8] Outre une simple distraction, rien n’explique son omission d’immobiliser son véhicule au feu rouge. Sa visibilité n’est pas obstruée. La chaussée est sèche. La voiture qu’il conduit est en parfait état. Il n’utilise pas son téléphone cellulaire et son attention n’est pas sollicitée par autre chose que la conduite de son véhicule. Il n’est pas non plus fatigué. Il n’éprouve aucun malaise ni perte de conscience. Il est sobre. Bref, il n’a rien fait pour provoquer ou favoriser la distraction qui est à l’origine de ce drame.

[…]

[41] […] Bien […] [que la juge de première instance] ait correctement énoncé les règles applicables en renvoyant aux arrêts BeattyRoy et Chung, son raisonnement trahit néanmoins une mauvaise compréhension de celles-ci. Elle ne se pose pas l’ultime question à laquelle il lui fallait répondre : la conduite de l’appelant est‑elle suffisamment grave ou blâmable pour être qualifiée de criminelle? Elle se livre plutôt à une analyse en surface. […]

[42] […] Il lui fallait aller plus loin. Elle devait rechercher dans la preuve les indices probants d’un comportement qui dénote de la négligence atteignant un «haut degré», ce qu’elle a manifestement été incapable de faire. Au contraire, la preuve qu’elle a entendue lui fait dire que le « mode de conduite [de l’appelant] préalablement à l’accident est sans faille », ce qui, soit dit en passant, le distingue nettement de celui de l’accusé dans Chung. Elle ajoute même que l’appelant est un conducteur habituellement prudent et respectueux.

[43] Il est vrai que l’appelant n’a pu expliquer ce qui a causé son inattention. Toutefois, il n’en avait pas l’obligation. C’était au poursuivant qu’incombait le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable qu’il avait la mens rea requise.

[44] Certes, la conduite de l’appelant est fautive sur le plan civil et les conséquences qui en ont résulté sont dramatiques. N’eût été le régime de responsabilité sans faute qui existe au Québec en matière d’accidents automobiles, il est fort probable que sa responsabilité civile aurait été engagée puisque le défaut de s’arrêter à un feu de signalisation en contravention au Code de la sécurité routière a tous les attributs d’une faute causale au sens de l’article 1457 C.c.Q. En revanche, il répugne à l’esprit de lier à cette conduite négligente les stigmates d’une déclaration de culpabilité criminelle pour ce qui n’aura été, en définitive, qu’une simple distraction comme les conducteurs les plus prudents peuvent en commettre. Comment d’ailleurs une personne raisonnable peut-elle parer au risque d’être distraite alors qu’elle se livre à une activité aussi « automatique et réactive » que la conduite automobile et que son comportement dans les instants qui ont précédé sa distraction est sans reproche?

[45]  Pour résumer ma pensée sur l’ensemble du dossier, je ne saurais mieux faire que de citer cet extrait des motifs de mon collègue le juge Doyon dans Desbiens c. R. :

[54]      S’il est vrai qu’en ces matières la mens rea peut parfois s’inférer de la preuve de l’actus reus, il n’en reste pas moins que la poursuite a l’obligation de la prouver hors de tout doute raisonnable. Or, vu les faits très particuliers du dossier, il est difficile, sinon impossible, de conclure que la mens rea, c’est-à-dire la culpabilité morale de l’accusé, est démontrée alors que rien ne peut expliquer sa conduite (pas de course automobile, pas d’excès de vitesse, pas de conduite imprudente au préalable, pas d’alcool, pas de désir de suicide, etc.). En d’autres termes, pour paraphraser les propos de la juge Charron au paragr. 43 de Beatty, la preuve ne permet pas d’étayer la conclusion que l’appelant a agi avec le degré de culpabilité morale suffisant et ne permet pas de démontrer hors de tout doute raisonnable que son comportement s’écartait de façon marquée de la norme de diligence raisonnable qu’une personne raisonnable, placée dans sa situation, aurait respectée.

[Soulignements ajoutés]

[…]

[47] Pour ces motifs, je propose d’accueillir l’appel, d’infirmer la déclaration de culpabilité et d’y substituer un acquittement.

 

Décision complète disponible ici  

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