Interprétation de l’art. 516(1) C.cr. concernant l’ajournement d’une enquête sur remise en liberté pendant une période maximale de trois jours francs
Lévesque c. R., 2024 QCCA 1570

Un ajournement des procédures de mise en liberté provisoire par voie judiciaire de plus de trois jours francs en vertu de l’art. 516(1) C.cr. ne peut être accordé, sans le consentement du prévenu, à moins que le poursuivant établisse une «juste cause» au sens de l’art. 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés.
Un évènement imprévu peut constituer une «juste cause», comme une situation météorologique particulière, une pandémie, un incendie, une menace à la sécurité ou la maladie ponctuelle du juge, d’un procureur ou d’un témoin clé. En revanche, un évènement prévisible ou qui aurait pu être facilement évité avec des mesures appropriées prises en temps opportun ne saurait être considéré comme étant une «juste cause».
« [26] Le droit à la liberté et la présomption d’innocence sont parmi les préceptes fondamentaux du système de justice canadienne. Il en découle que lors d’une mise en accusation criminelle et avant que le procès criminel soit tenu, on doit présumer que la mise en liberté du prévenu s’impose dès la première occasion raisonnable et aux conditions les moins sévères possibles.
[27] Ainsi, le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable est consacré à l’al. 11e) de la Charte canadienne et constitue le principe fondamental qui sous-tend l’ensemble des dispositions du Code criminel portant sur la mise en liberté provisoire en attente de procès.
[28] Cependant, le poursuivant peut tenter de repousser cette forte présomption et il doit être entendu à cette fin s’il le requiert. En effet, la stabilité même de ces principes fondamentaux – leur acceptabilité pour le public canadien – repose sur le fait qu’ils n’interdisent pas que des mesures efficaces puissent être prises à l’égard des individus accusés de crimes sérieux afin de les empêcher de fuir la justice, de causer préjudice à autrui ou de nuire à l’administration de la justice dans l’attente de leur procès.
[…]
[32] Il est indubitable que le par. 516(1) C.cr. prévoit que les procédures de contestation de la mise en liberté du prévenu devraient s’effectuer au plus tard dans les trois jours francs de sa comparution, à moins que le prévenu consente à un délai plus long. Cela étant, ce délai n’est manifestement pas de rigueur, puisque le juge peut ajourner ces procédures à toute autre date convenue avec le prévenu, même si elle excède les trois jours francs. Le juge peut même ajourner les procédures plusieurs fois si le prévenu y consent toujours.
[…]
[38] Cependant, le droit du prévenu de ne pas consentir à un ajournement de plus de trois jours francs doit être évalué dans le contexte dans lequel l’ajournement est demandé. Bien que le prévenu puisse refuser de consentir à un ajournement de plus de trois jours francs, il peut survenir une multitude de circonstances qui justifient néanmoins d’ajourner les procédures à plus de trois jours francs, même si cela mène à prolonger la détention du prévenu sans son consentement. Certaines de ces circonstances peuvent constituer une « juste cause » au sens de l’al. 11e) de la Charte canadienne, d’autres non.
[39] Par exemple, lorsqu’il manque un renseignement clé, il pourrait être opportun pour le juge d’ajourner les procédures afin que la détention du prévenu puisse être évaluée utilement et sérieusement. Il peut aussi survenir des évènements imprévus, tels un évènement météo, une pandémie, un incendie, une menace à la sécurité ou la maladie ponctuelle du juge, d’un procureur ou d’un témoin clé, qui justifient l’ajournement, et ce, même si le prévenu n’y consent pas. Il ne s’agit pas là d’une énumération exhaustive. Les motifs à l’appui de chaque demande d’ajournement doivent être évalués selon les circonstances propres à chaque cas, en tenant compte de la durée totale déjà écoulée aux fins de l’enquête, étant entendu que plus celle-ci se prolonge, plus il sera difficile de conclure que l’ajournement est justifié, quelle qu’en soit la raison.
[40] Par ailleurs, certains motifs d’ajournement constituent rarement une « juste cause », notamment lorsque la demande d’ajournement est le résultat d’un évènement qui était tout à fait prévisible ou qui aurait pu être facilement évité si des mesures appropriées avaient été prises en temps opportun. Il en est de même lorsque l’ajournement résulte d’une incurie systémique à l’égard de la mise en liberté provisoire par voie judiciaire […]
[…]
[50] Il appartient généralement au poursuivant d’établir que le motif invoqué au soutien de l’ajournement constitue une « juste cause » pour priver l’appelante de sa mise en liberté pendant l’ajournement. Or, en l’espèce, le poursuivant n’a présenté aucune preuve permettant de comprendre la cause de l’ajournement au-delà de trois jours francs et le juge de la Cour du Québec saisi de l’affaire ne s’est pas non plus prononcé à ce sujet. Il ne suffit pas de constater l’indisponibilité des juges, encore faut-il établir qu’elle constitue une « juste cause » de privation de liberté du prévenu dans les circonstances. En l’occurrence, la demande d’habeas corpus aurait dû être accueillie.
[…]
[54] Quant au remède, pour les motifs déjà exprimés, il m’apparaît qu’une ordonnance pour la tenue d’une enquête sur la mise en liberté provisoire de l’appelante par un juge de paix aurait été appropriée en l’espèce.
[55] Il m’apparaît aussi que ce remède aurait dû être assorti d’un délai pour la tenue d’une telle enquête afin d’éviter que la situation perdure malgré l’ordonnance contraire, rendant ainsi inefficace le remède ordonné. À cette fin, un délai de trois jours francs du jugement accueillant la demande d’habeas corpus aurait été approprié en l’espèce, mais je n’exclurais pas un délai plus court dans d’autres cas si les circonstances s’y prêtent. Il appartiendra au juge saisi de la demande d’habeas corpus de fixer le délai approprié dans chaque cas afin d’éviter que le remède ordonné devienne inefficace en prolongeant indument l’incarcération du prévenu.
[56] Toujours afin de rendre efficace le remède ordonné, il aurait été également utile d’émettre une ordonnance subsidiaire prévoyant la mise en liberté de l’appelante dès l’expiration du délai fixé, advenant que l’enquête n’ait pas au moins débuté dans le délai fixé sans qu’une « juste cause » ne justifie un tel délai additionnel. »
Décision complète disponible ici
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