L’accusé n’est pas tenu de mener une réflexion approfondie avant d’agir en légitime défense

Toussaint c. R., 2025 QCCA 1155

Dans le cadre de l’évaluation du caractère raisonnable de la force déployée en légitime défense, la juge de première instance reproche à l’accusé d’avoir choisi de frapper la victime à la tête, en se basant sur un visionnement au ralenti de la vidéo ayant capté les événements. Elle décortique les deux secondes qui s’écoulent entre la violente attaque initiale et le coup de canne donné à la tête de la victime.

Or, en matière de légitime défense, l’analyse doit tenir compte de la situation telle qu’elle se présente à l’accusé dans l’instant, sans lui imposer a posteriori une réflexion mesurée ou des alternatives idéales. La Cour d’appel du Québec est d’avis qu’en exigeant une réaction plus réfléchie, la juge de première instance commet une erreur de droit et applique rétroactivement un standard trop strict.

« [39] […] la conclusion de la juge selon laquelle l’appelant a fait le « choix de frapper [la victime] à la tête » est une inférence dégagée de la preuve vidéo, que la juge a visionné au ralenti et qu’elle décortique seconde par seconde dans le jugement. Or, l’analyse doit porter sur les circonstances telles qu’elles se présentaient à l’appelant. De plus, bien que la vidéo démontre clairement que la victime a été atteinte à la tête par le coup porté par l’appelant, la juge omet de considérer le « choix » de ce dernier, en l’occurrence comment et où frapper, dans le contexte précis d’un geste défensif et immédiat, destiné à faire cesser l’agression contre son cousin. 

[40] Rappelons que deux secondes s’écoulent entre le moment où la victime frappe violemment le cousin de l’appelant et le coup de canne qu’elle reçoit à la tête. L’appelant disposait donc d’une fraction de seconde pour réagir à la « menace sérieuse » qui pesait sur son cousin. Néanmoins, la juge conclut qu’un autre choix s’offrait à lui pour repousser l’attaque. […]

[41] Ce raisonnement fait abstraction d’un principe cardinal du cadre analytique en matière de légitime défense qui ne permet pas d’imposer rétroactivement à l’accusé le devoir de mener une réflexion approfondie avant d’agir.

[42] Ce principe, énoncé il y a plus de 50 ans dans l’arrêt Baxter, demeure fondamental dans l’évaluation de la raisonnabilité d’un geste posé en légitime défense. La Cour suprême le souligne de nouveau dans Khill :

[205] Premièrement, la réalité pratique est que [traduction] « les personnes en situation de danger, ou même de danger perçu, n’ont pas le temps de réfléchir de façon approfondie, et que des erreurs d’interprétation et de jugement seront commises » […]. Vu cette réalité, l’analyse relative à la légitime défense a toujours reconnu qu’on [traduction] « ne peut s’attendre à ce qu’une personne qui se défend contre une attaque, raisonnablement appréhendée, évalue avec précision la mesure exacte de l’action défensive nécessaire » […]

[43] Le juge qui examine la proportionnalité de la réponse défensive d’un accusé ne doit pas remettre en question une réaction qui ne pouvait être mesurée avec précision dans le feu de l’action. […]

[…]

[45] En reprochant à l’appelant de ne pas avoir choisi de frapper ailleurs afin de minimiser les dommages (puisqu’il «connaissait les conséquences possibles d’une commotion cérébrale») et de ne pas avoir plutôt créé une diversion, la juge procède à une évaluation en rétrospective, possiblement exacerbée par le visionnement de la vidéo au ralenti. Cette revue de la preuve néglige de prendre en compte la réalité d’une réaction instinctive et immédiate au danger, bien qu’elle reconnaisse que l’appelant n’avait « pas eu beaucoup de temps pour réfléchir à d’autres moyens pour faire cesser l’attaque ». La juge commet ainsi une erreur en exigeant une réaction mesurée et réfléchie dans les fractions de seconde suivant l’agression par la victime envers son cousin. 

[46] Quant au « choix » de l’appelant « d’utiliser une arme », la juge omet de le considérer dans le contexte qu’elle avait pourtant résumé, soit que l’appelant avait déjà sa canne en main lorsqu’il a réagi à l’attaque contre son cousin. 

[47] À ne point en douter, les conséquences de ce coup sont dévastatrices. Toutefois, la raisonnabilité de la réaction de l’appelant ne peut s’analyser en fonction de la gravité des blessures occasionnées à la victime. Au contraire, un juge doit bien se garder de ne pas être influencé par les conséquences tragiques – malheureusement souvent présentes dans des dossiers mettant en cause une légitime défense. 

[48] Malgré une revue soignée des principes de droit applicables, la juge a commis une erreur de droit dans l’application du cadre d’analyse du caractère raisonnable de la force utilisée. Sa conclusion, à savoir que la force utilisée était « excessive et disproportionnée », résulte d’une analyse en rétrospective du seul coup porté par l’appelant. 

[49] À la lumière des faits retenus par la juge, en appliquant correctement le cadre d’analyse de la légitime défense à la réaction de l’appelant, le poursuivant ne pouvait établir hors de tout doute raisonnable que la légitime défense ne s’appliquait pas. Par conséquent, le verdict est déraisonnable, et un acquittement s’impose en l’espèce. »

 

Décision complète disponible ici  

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